Pour une Antiquité-Monde
A partir de la rentrée, le programme Antiquité, territoire des écarts reprend, sous la responsabilité de Carole Boidin , Tristan Mauffrey , Maxime Pierre et Antoine Pietrobelli:
POUR UNE ANTIQUITÉ-MONDE : LA GRÈCE, ROME ET LES AUTRES
L’Antiquité gréco-romaine a souvent été instrumentalisée pour écrire des histoires nationales, impérialistes, et même les études postcoloniales offrent des exemples de nouvelles instrumentalisations. Les empires ont légitimé leur domination par l’exemple grec ou romain, tandis que les nationalismes européens ou plus tard des états décolonisés se sont inventé des ancêtres préromains (Gaulois, Germains, Celtibères, Berbères, Phéniciens, etc.), ce qui revenait à faire de la Grèce et de Rome le double épicentre – et l’origine implicite – de leur histoire commune. Notre projet est d’opposer à ces grands récits identitaires, une Antiquité- monde polycentrée. L’empire grec d’Alexandre, les royaumes hellénistiques puis l’empire romain furent des espaces pluriculturels, pacifiés et, pour ce qui est de Rome, englobant l’ensemble du monde connu. À l’opposé de la théorie du « choc des civilisations », il est possible d’envisager ces mondes anciens comme des lieux de perméabilité et de fluidité interculturelles. Les Grecs et les Romains furent en interaction permanente avec leurs voisins égyptiens, puniques, perses, scythes ou indiens. Ce que nous désignons comme grec ou romain est toujours un objet ambivalent qui est le fruit d’une rencontre ou le résultat de métissages.
Dans cette perspective décentrée, le grec et le latin sont une ouverture sur une Antiquité-monde. Les textes des historiens, géographes, ethnographes anciens, mais aussi des poètes et des orateurs ainsi que les sources ethnographiques et archéologiques permettent de dés-européaniser l’héritage gréco-romain. De cette approche mondialisée découle une attention particulière à la question des syncrétismes, transferts, hybridations, fusions et reconfigurations culturelles dans les pratiques et dans les discours.
Décentrer les études anciennes en les dés-européanisant, suppose de prêter l’oreille à la manière dont on parle aujourd’hui de cette Antiquité depuis l’Afrique, l’Inde, la Chine ou le Japon : quelles images s’y fait-on des Grecs et des Romains et quels usages en fait-on ? Comment notre propre regard s’en trouve-t-il changé ?
Séances
2018 18h30 - 20h30
Galien l’Indien : histoire et enjeux de la médecine unani
Antoine Pietrobelli (Maître de conférences - Université de Reims)Les nations d’Europe et d’Occident ont, depuis l’époque moderne, commis un
véritable holdNup sur l’Antiquité grécoNromaine. On répète que les Grecs et les Romains sont le berceau ou les racines de la civilisation occidentale et de ses valeurs. Ce point de vue relève d’une vision borgne de l’Histoire et l’exemple de Galien le montre bien.
Si les textes et la science galéniques sont parvenus en Occident, c’est parce qu’ils furent traduits en arabe à Bagdad au IXe siècle avant de l’être en latin dès le XIIe siècle pour les besoins des universités de médecine européennes. On sait moins, en revanche, que depuis Bagdad, cette science médicale s’est aussi diffusée en Asie et qu’elle est devenue l’une des médecines traditionnelles de l’Inde, connue sous le nom de unani tibb. La médecine de Galien, qui est considérée en Occident comme une science obsolète ou une curiosité pour antiquaires et philologues, est toujours pratiquée et enseignée dans les universités en Inde, au Pakistan ou au Sri Lanka pour soigner des malades. Un tel constat interroge et bouleverse bon nombre de nos certitudes.
L’exposé comprendra quatre temps et embrassera un arc temporel large depuis l’Antiquité jusqu’à notre contemporain. Il examinera d’abord les relations de Galien avec l’Inde de son temps, puis la diffusion du galénisme en Inde par les cours mongols au Moyen Âge. Dans un troisième temps, j’évoquerai les relations difficiles entre la médecine unani et la médecine occidentale allopathique durant la colonisation britannique X enfin j’évoquerai une première enquête de terrain menée au Sri Lanka au département de médecine unani de l’Université de Colombo.
2018 18h30 - 20h30
Le Japon grec ou la possession des cultures
Michael Lucken (Directeur du Centre d’études Japonaises à l'INALCO)« On peut trouver tout au long du 20e siècle tant de références à l’histoire, l’art, la philosophie et la littérature grecs dans la plupart des domaines de la culture japonaise qu’il n’est pas exagéré de dire que la Grèce ancienne a contribué de manière significative à la construction de l’identité moderne japonaise », écrit Giorgio Amitrano. Cette réalité est si diffuse que, pour beaucoup de jeunes gens en Occident aujourd’hui, les héros grecs ont inconsciemment l’apparence que leur ont donnée les créateurs de dessins animés japonais. Comment comprendre ce phénomène : s’agit-il, comme on le conçoit généralement en Europe, d’un exemple parmi d’autres d’une « occidentalisation » extrême de l’Archipel ou y a-t-il là quelque chose qui pointe vers le fait que les savoirs antiques constituent un « bien commun » ?
Pour répondre à cette question, je commencerai par une présentation rapide de l’histoire des savoirs sur l’Antiquité grecque au Japon, depuis les premières traces tangibles au 16e siècle jusqu’à nos jours. On y apercevra la profondeur de l’imprégnation de la culture classique, notamment dans la langue comme en témoignent le nombre et la qualité des traductions. Dans un second temps, j’interrogerai la nature imaginaire de cette rencontre en prenant trois exemples marquants : 1) la découverte de l’entasis des colonnes du Hōryūji à la fin du 19e siècle ; 2) l’émergence d’un discours faisant du peuple japonais l’ancêtre des Grecs au début du 20e ; 3) l’affirmation de la culture japonaise comme retour à une Grèce nietzschéenne, autrement dit comme dépassement dialectique de la modernité occidentale chez les nationalistes des années 1930.
Après avoir souligné la parenté structurelle qui existe entre ces discours et ceux tenus par certains auteurs panafricanistes depuis la Seconde Guerre mondiale, je terminerai par une réflexion sur le concept de possession comme moyen de réarticuler imagination et pluralité.
2018 18h30 - 20h30
La politique de l'amitié entre la Grèce antique et la pensée islamique
Intervention: Anoush Ganjipour (IHSS-EHESS) - Discutante: Carole Boidin Paris-X NanterreDe la philanthropia à la walâya : la politique de l’amitié en islam
Je pars dans mon exposé de la jonction de deux thèses. Selon la première, la tradition métaphysique de l’islam, pendant toute son histoire et bien au-delà de la courte séquence de la “transmission”, se développe à travers un dialogue ininterrompu avec les Grecs, tout particulièrement avec Platon, Aristote et Plotin. La seconde thèse vient de Leo Strauss, bien inspiré comme souvent s’agissant de la philosophie islamique : de façon explicite ou non, expliquait-il, la lecture de la philosophie grecque par les musulmans est une lecture de part en part politique. On comprend donc que le dialogue avec les Grecs avait une visée constante : répondre à un problème politique qui ne cessait de se poser au sein de l’islam. Tel sera mon point de départ.
Ce problème politique de l’islam, j’essayerai de le formuler dans les termes d’une politique de l’amitié. Nous verrons comment, de Farabi jusqu’aux derniers philosophes gnostiques de l’islam au xviie siècle et en passant par Avicenne, l’effort des penseurs musulmans consiste à explorer les différentes variantes d’une politeia islamique. Dans cette perspective, l’amitié politique que l’Antiquité et l’Antiquité tardive grecques avaient pensée entre les deux concepts de philia et de philanthropia trouve un développement parallèle chez les musulmans : ici, il s’agit de refonder cette amitié politique à partir de l’amour divin et de l’amitié de l’homme divinisé, identifié à la figure du philosophe-roi. Je m’arrêterai surtout sur la spécificité de ce développement islamique, son terme clef, la walâya, et le rôle singulier qu’y joue le néoplatonisme.
2019 00h - 20h30
Entre l’empire romain et l’empire han, un middle ground impossible ?
Tristan Mauffrey
Peut-on dire que Rome et la Chine antique furent indifférentes l’une à l’autre? Poser la question en ces termes, c’est chercher à réaborder le sujet des relations discontinues, et le plus souvent indirectes, entre les deux aires culturelles que nous désignons comme l’empire romain et celui des souverains de la dynastie Han (206 av. – 220 ap. J.-C.). Mais c’est aussi projeter, rétrospectivement, une représentation biaisée de ces deux entités politiques en les considérant comme des ensembles homogènes, centrés, aux contours clairement définis, alors que les sources anciennes grecques, latines ou chinoises font apparaître dans chaque cas une géographie imaginaire de l’autre espace, dont la localisation, la description et même le nom posent problème. De qui s’agit-il, alors, quand les Romains parlent de Seres, et qu’entendent les Chinois qui mentionnent le royaume de Daqin? On ne cherchera pas à assigner à ces termes une signification univoque: cela reviendrait à faire abstraction du caractère fluctuant de ces visions fantasmées, qui n’ont en fait de sens que dans la culture pour laquelle elles sont produites. On proposera plutôt une lecture croisée de quelques documents textuels (extraits de récits de voyage, de notices géographiques, de chroniques historiques) qui permettent de questionner l’histoire de ces « relations », faites de contacts ponctuels et de représentations persistantes, et qui invitent à redéfinir empire romain et empire han selon la perspective de l’Antiquité-monde qui oriente ce séminaire. Pour cela, on aura recours à la catégorie historiographique de middle ground, forgée par Richard White pour désigner le « terrain d’entente » qui, entre le XVIIe et le début du XIXe siècle, permit aux Français et à leurs interlocuteurs amérindiens de la région des Grands Lacs nordaméricains de créer les bases d’une coopération économique et diplomatique à partir de malentendus culturels et d’incompréhensions mutuelles. Ce modèle théorique nous amènera à revenir sur les témoignages romains et chinois et à nous interroger sur la possibilité de construire, par des pratiques discursives, des échanges de biens matériels, et des expériences personnelles, une interaction significative entre ces deux aires culturelles.
2019 18h30 - 20h30
Colonialisme", "hybridation", "recréation". Rôle et statut de la culture grecque dans l’Orient hellénistique
Laurianne Sève (CNRS, Univ. Lille)« Ils n’auraient pas connu la civilisation s’ils n’avaient pas connu la défaite ». C’est ainsi que Plutarque évoque l’œuvre civilisatrice d’Alexandre le Grand, qui aurait éduqué les peuples barbares de l’Orient en diffusant la culture grecque (Fortune d’Alexandre 328 f). Ces représentations furent aussi longtemps celle des spécialistes du monde hellénistique qui opposaient les Grecs et leur culture, perçue comme dominante et supérieure, aux populations locales. En adoptant les pratiques caractéristiques de l’hellénisme, ces dernières auraient eu accès au progrès technique et intellectuel. Les approches actuelles cherchent à dépasser ces simplifications pour restituer la complexité des interactions culturelles qui façonnèrent l’Orient hellénistique. Le concept d’hellénisation est maintenant abandonné, car jugé trop simplificateur. On montre qu’il n’existait pas de culture grecque unitaire, pas plus qu’il n’existait de cultures autochtones uniformes. La recherche s’est portée sur les populations locales et met en évidence leur capacité à emprunter des éléments culturels étrangers, mais en les transformant pour les adapter à leurs propres conceptions. Les populations gréco-macédoniennes installées au Proche Orient n’ont pas vécu coupées de leur environnement et leurs pratiques culturelles furent elles aussi transformées par les interactions avec les populations locales. On parle désormais de transfert culturel, de perméabilité culturelle, de mixité, de phénomène de middle ground.
Ces nouvelles approches invitent à reconsidérer le statut de la culture grecque dans l’Orient hellénistique. On s’efforcera de mettre en évidence le rôle qu’elle joua dans les processus de construction identitaire, en se concentrant sur l’Asie centrale à partir des découvertes de la ville d’Aï Khanoum, et plus secondairement sur la Babylonie et l’Iran. On verra qu’elle fut aussi un élément constitutif d’une culture impériale qui permit aux élites locales de participer au nouvel ordre politique marqué par la domination de l’empire séleucide. Ceci invite à examiner comment les rois séleucides et gréco-bactriens, mais également kouchans utilisèrent la culture grecque dans leur pratique du pouvoir.
2019 18h30 - 20h30
La théorie orbitale des comètes dans le monde antique : histoire d’une révolution oubliée
Victor Gysembergh (CNRS, Sorbonne-Université, UMR 8061)Quelques sources grecques et romaines attribuent aux « Chaldéens de Babylone » une théorie analogue à la conception moderne des comètes. Le mérite de cette attribution, souvent balayée d’un revers de main, doit être réévalué à l’aune de sources babyloniennes, talmudiques, arméniennes et indiennes. On montrera que le développement de la théorie « chaldéenne » des comètes a probablement eu lieu en Babylonie, peu de temps avant le début de l’ère chrétienne.
Sur la base de parallèles méconnus, on mettra en évidence la diffusion de cette théorie parmi le clergé égyptien, rabbinique et indien. Dans le prolongement de cette étude de cas, des réflexions plus générales seront présentées, sous la forme d’hypothèses de travail, au sujet d’une question encore controversée : celle du niveau atteint par la science antique et de son écart par rapport à la science moderne.